Les « Pack horse librarians » bibliothèques itinérantes, Kentucky, U.S.A., 1936-1943

 

C’est au cours de la grande dépression Etats-Unienne du début des années 1930 succédant au krach boursier (« Jeudi noir ») du 24 octobre 1929 qu’une W.P.A. (« Work Progress Administration ») pilotée par le Président Franklin D. Roosevelt au sein du new Deal vit le jour alors que les mesures sur la Santé et la Sécurité étaient insuffisantes et que les maladies pulmonaires dans une région minière, le Kentucky, faisaient des milliers de victimes. Dans ce plan se dessinait notamment la possibilité pour les hommes de l’État du Kentucky de travailler sur des projets de constructions de bâtiments (écoles, cliniques, parkings, centres communautaires, etc.) mais aussi de routes par exemple. Ces projets requérant une force physique au-delà de la moyenne excluant de fait les femmes, des postes furent donc créés pour elles, notamment dans les hôpitaux, les écoles ou les bibliothèques.

 

 

Dans le cadre de ces projets d’emplois, le « Pack Horse Library Project » fut mis en place, un service à la personne où des bibliothécaires, surtout des femmes, vont mener des livres ou des magazines à cheval ou à dos de mulet dans les coins les plus reculés du Kentucky de l’est, incluant la région montagneuse, escarpée et difficile d’accès des Appalaches. Ce fut la première véritable expérience de bibliothèque itinérante aux Etats-Unis, destinée à fournir aux citoyens une auto-éducation, d’autant que les bibliothèques étaient à peu près absentes dans l’Etat. Certes, une première tentative similaire utilisant des chevaux avait été tentée dès 1913 dans cet Etat mais avait fait long feu. Il ne reste visiblement par ailleurs aucune trace de cette aventure.

 

 

Les écuyer.e.s de ce « Pack horse library » bravaient le froid, la pluie, la neige pour permettre à la population d’une région considérée comme pauvre d’avoir accès à la lecture. Les habitations pouvant se révéler tellement isolées, parfois le voyage se terminait à pied ou même sur des bateaux de fortune. Le matériel distribué émanait de diverses sources : des livres dépareillés ou « démodés » des bibliothèques, des dons de particuliers, de livres endommagés, mais aussi de livres obsolètes cédés par des écoles ou des églises, sans oublier les groupes de scouts, les classes scolaires du dimanche qui collectaient pour les « Pack horse ».

 

 

Dans ces coins reculés, ce n’était pas seulement de la culture qui était proposée, distribuée, mais aussi bien un lien de vie alimenté par des nouvelles fraîches du reste du pays, du confort humain, un contact extérieur avec le monde. En effet, les résidents desservis vivaient la plupart du temps sans actualités, sans journaux, sans téléphones ni radios. Il était nécessaire de leur offrir un peu de chaleur et de divertissement. « Sans assez d’argent pour nourrir leurs corps, comment peut être trouvé de l’argent dans le monde pour nourrir leurs esprits ? » (Eleanor Roosevelt, première dame des États-Unis). Un fait singulier : certains livres ou magazines pouvaient servir pour isoler un mur contre le froid ou le tapisser.

 

 

Les bibliothécaires se levaient parfois à 4 h 30 du matin pour parcourir les chemins pierreux et dangereux au coeur d’une chaîne de montagnes inhospitalière. La lecture la plus populaire était celle des magazines, où les habitants pouvaient trouver des réponses à leurs questions du quotidien, en outre par le biais de recettes de cuisines ou de fiches de mécanique automobile (les familles pauvres tentaient toujours de réparer tout ce qu’elles possédaient, ne pouvant se permettre d’acquérir du matériel neuf trop dispendieux). Les magazines photographiques obtenaient un certain succès (une partie de la population ne sachant pas lire), les livres pour enfants ayant également bonne presse, entre autres parce qu’ils rassemblaient toute la famille autour d’un même livre, facilement compréhensible (il est nécessaire d’insister sur le fait que ces régions renfermant des ruraux pouvant être analphabètes ou lisant difficilement, les histoires simples avaient leur préférence). Les enfants allaient plus à l’école que leurs parents n’y avaient été, et pouvaient donc apprendre à leurs aïeuls à lire ou à comprendre un texte. De plus, les « Pack horse librarians » livraient les écoles et les diverses communautés, certains itinérants-livreurs allant jusqu’à lire eux.elles-mêmes des histoires.

 

 

Les bibliothécaires, principalement des femmes,  pouvaient parcourir jusqu’à 130 kilomètres par semaine à dos de mulet pour livrer leur trésor. Peu payé.e.s, c’était la passion et la volonté d’échanger qui les guidaient. Ils.elles faisaient leur travail avec fierté. Le projet prit de l’ampleur, 800 livres ou magazines récoltés chez divers mécènes ne suffisaient plus à satisfaire le lectorat en 1936, date du début des activités. Huit « Pack horse libraries » officiaient. En 1938 ce sont environ 7 500 kilomètres par mois parcourus en globalité, touchant 4 000 familles, 55 000 personnes, de nombreuses écoles, heureuses de voir arriver la culture chez elles, car totalement isolées du monde. La demande vint à dépasser l’offre et les bibliothèques elles-mêmes se mirent à éditer artisanalement de petits magazines variés en leur sommaire pour intéresser toute une famille. La Présidente d’un service de bibliothèques du Kentucky alla jusqu’à demander à chaque lecteur de donner une petite pièce pour l’acquisition d’un fond plus conséquent. Le chiffre des fournisseurs monta même jusqu’à une trentaine de bibliothèques pour couvrir environ 100 000 habitants de l’est du Kentucky.

 

 

Chaque bibliothèque s’engageait à fournir de cinq à sept itinérant.e.s pour un total d’environ 200 « librarians ». En moyenne, 30 kilomètres étaient parcourus chaque jour par chaque bibliothécaire à dos de cheval. Il est raconté qu’une bibliothécaire dont la mule mourut sur la route du trajet aller, dut porter tout le matériel sur son dos pour finir le voyage et livrer ses trésors. Dans la plupart des lieux visités, jusqu’alors l’intérêt pour la lecture avait été peu ou prou inexistant.

 

 

Bien sûr, tout n’allait pas sans accrocs, certaines familles se plaignaient. Un exemple : un fils lisant « trop » embarrassait ses parents qui devaient acheter plus de pétrole pour faire brûler les lampes apportant la lumière, donc plus de frais pour tout le monde. Une autre famille constatait avec tristesse que durant le temps qu’elle était réunie autour d’un livre, le travail ne s’effectuait plus pour gagner de l’argent. Mais dans l’ensemble, ce lien bousculait positivement le quotidien fade des habitants ruraux.

 

 

Certain.e.s bibliothécaires, prisonniers de la neige ou du mauvais temps, devaient stopper leur voyage de retour chez eux et se trouvaient hébergé.e.s chez l’habitant pour une nuit. Ces itinérant.e.s se devaient d’avoir une culture générale solide pour choisir les ouvrages et être en mesure d’expliquer une histoire. Cette culture générale servait aussi à créer les fameux livres artisanaux évoqués plus haut, sortes de fanzines avant l’heure. Ils et elles transformaient également un livre usagé en un objet de nouveau lisible prêt à circuler entre diverses mains.

 

En raison du nombre limité d’ouvrages, les règles étaient en général les suivantes : un livre par personne, trois pour une famille. Le but était de métamorphoser les lecteurs en « passeurs » de culture, formant une véritable chaîne : chaque élève devait prêter un livre une fois terminé jusqu’à ce que toute la classe l’ait lu. Même chose pour les familles qui faisaient circuler les bouquins consultés vers d’autres familles.

 

 

En 1937 le service évolua. Peu d’informations attestent cette activité, mais 40 petits films ont été projetés (comment ? Mystère). C’est un fait, même si nous n’en savons pas plus. Serait-ce l’invention de la médiathèque telle que nous la connaissons aujourd’hui ?

 

 

L’aventure ne dura malheureusement pas : en 1943 la W.P.A. fut démantelée, les sources de finances (salaires notamment) des bibliothécaires se tarirent, le projet stoppa brutalement. Les habitants des régions les plus inaccessibles entrèrent à nouveau en autarcie, isolés du monde extérieur, sans contact, avant que des routes soient construites et que des véhicules, ancêtres des bibliobus, viennent à nouveau proposer de la culture, de la lecture à partir de 1953 (année où six bibliobus furent achetés), d’une manière pérenne cette fois-ci. Cependant, il est à noter que seuls les lieux accessibles par routes furent désormais desservis, des lieux sédentaires furent créés, recevant les lecteurs.trices, et n’allant plus au-devant d’eux.elles, enterrant cette opération philanthropique des « Pack horse librarians ». Une partie de la population se trouva dénuée de tout accès à la lecture.

 

 

Il est étonnant voire dommageable que ce sujet des bibliothèques itinérantes du Kentucky ait très peu été traité (à ma connaissance en tout cas). Seuls deux livres paraissent faire état de ces « Pack Horse Librarians » : « Down cut shin creek » de Kathi Appelt et Jeanne Cannella Schmitzer, mais jamais traduit en français, ainsi qu’un album pour enfants à partir de 6 ans « La dame des livres » de Heather Henson, traduit en français et paru chez SYROS en 2009 (à faire découvrir d’urgence au public jeune, une virée assez magique dans le monde de ces « Pack horse librarians »).

 

 

Ce qui fait très peu de références pour un sujet qui semble encore méconnu aujourd’hui et sur lequel il y aurait tant de choses à dire, notamment pour une approche sociologique, tant de thèmes modernes et novateurs ayant fait perdurer ce projet durant 7 ans. Malgré mes recherches, je n’ai trouvé aucune trace (hormis le livre cité plus haut) de ces bibliothèques itinérantes disponible en langue française. Le tort est aujourd’hui en partie réparé. Je me suis basé sur diverses sources en langue anglaise disponibles sur Internet pour rédiger cet article (même chose pour les illustrations, en espérant qu’aucune ne soit protégée par des droits d’auteur !!!). Il peut paraître survolé, mais une fois de plus, les références sont peu nombreuses, et le but premier est tout de même de faire connaître aux non spécialistes cet épisode passionnant de ces « Pack horse librarians » qui ne laissera, je l’espère, personne de marbre.

 

 

(Warren Bismuth)