LES ARBRES DANS LES TEXTES DE GEORGES BRASSENS

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Dans l’imaginaire collectif, Georges Brassens est presque à coup sûr toujours accompagné de deux objets, deux fétiches qui ne le quittent pas : sa guitare (son « outil » de travail) et sa pipe (après l’effort, le réconfort), deux symboles inséparables du chanteur, deux mascottes faites de bois. De bois d’arbre.

Même s’il a toujours préféré vivre à la ville, Brassens possède une relation assez alchimique avec la nature : les rivières, les fleurs bien sûr, le vent, les animaux sauvages, les montagnes, la campagne, l’herbe et les saisons qui rythment nombre de ses oeuvres, mais aussi les arbres. Si ceux-ci ne représentent pas le thème principal de son œuvre naturaliste, ils sont toutefois présents dans une quarantaine de chansons ou poèmes. Mieux : ils seront présents tout au long de sa carrière, de ces poèmes de jeunesse à ces derniers textes chantés par Jean Bertola après la mort de Brassens. Les arbres ainsi définis par Brassens dans une interview de 1961 : « Au fur et à mesure que j’en ai besoin, je m’invente un petit décor. Je me dis : « Tiens là un arbre serait bien », je l’invente et, quand l’arbre me fatigue, j’en change et je mets autre chose, une poule, un chien à la place. Les arbres ont une grande importance encore que je n’en ai pas vu tellement, d’arbres. Il suffit d’en voir un ou deux. Quand on voit toute une forêt, on n’en voit plus. Un arbre ou deux suffisent pour composer une forêt ».

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Poèmes de jeunesse et retrouvés

Si Brassens a détruit la majorité de ses poèmes écrits avant d’être célèbre, il en reste toutefois quelques traces sous forme de recueils publiés dans les années 40 : « Les couleurs vagues », ou « A la venvole » (le recueil « Des coups d’épées dans l’eau », de la même période, ne possède quant à lui aucune référence aux arbres). Rajoutons les poèmes retrouvés, écrits entre 1939 et 1946.

Dès le premier recueil, « Les couleurs vagues », on dit des mots troublants « sous les branches » dans le poème « Clocher du soir », tandis que l’arbre se fait plus visible dans « Paysage d’automne » « avec ses paysans songeurs et ses grands arbres qui frissonnent », alors que le poème « Septembre » « est un amour pur dans une forêt ».

L’arbre majestueux est encore bien loin, mais il est déjà témoin du petit quotidien. Dans le poème « L’ignorant » du recueil « A la venvole », trois jeunes lycéens (qui deviendront peu ou prou plus tard « Les quatre bacheliers ») rencontrent un sage « un matin, dans les bois », ces bois, « quand, sur le sol, les feuilles jaunes forment un immense tapis » dans « Nuages ».

Dans ses poèmes retrouvés, des cinq vers de « C’est le printemps » écrits en 1939, on peut déjà lire « les prés, les bois, les jardins sont souriants ce matin », tandis qu’en 1945, « La camarde » (encore un thème cher à Brassens), pointe déjà une réflexion qu’il reprendra plus tard à propos des arbres « je sais que mon cercueil n’est déjà plus un arbre » (voir « Le testament » un peu plus loin), où il avoue se perdre « si seulement j’eusse d’autres rimes en arbre », « hélas ! En arbre il n’y a rien que arbre et marbre ».

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Chansons de Brassens

1952-1957

Ce sujet amorcé dans ses premiers vers, ses premiers poèmes, s’étoffe rapidement dans ses premières chansons. Les dates qui seront fournies sont celles des publications des chansons enregistrées sous forme de disques, même si la plupart des poèmes ont été écrits parfois en amont. Dès son premier succès en 1952, dans « Le gorille » initialement intitulé « Gorille vendetta », ce petit juge n’est-il pas « en bois brut » ? Un bois est brièvement entrevu dans « La chasse aux papillons », où « bras dessus bras dessous vers les frais bocages ils vont à la chasse aux papillons », c’est chasse qui se termine par « il fera bon voler dans les frais bocages, ils feront pas la chasse aux papillons » ». Dans un autre succès, « Chanson pour l’auvergnat » en 1954, cet auvergnat qui le reçoit lui a « donné quatre bouts de bois », et même si « ce n’était rien qu’un feu de bois », il lui avait chauffé le corps « à la manière d’un feu de joie ».

La première chanson qu’il dédie au végétal par son titre est la formidable et touchante « Auprès de mon arbre » en 1955, dans laquelle il se compare à un vieux chêne qu’il a pourtant trahi, puisque dès le début de la chanson, il dit « J’ai plaqué mon arbre comme un saligaud, mon copain le chêne, mon alter ego, on était du même bois, un peu rustique un peu brut, dont on fait n’importe quoi, sauf naturellement les flûtes… J’ai maintenant des frênes, des arbres de Judée, tous de bonnes graines, de haute futaie… Mais toi tu manques à l’appel, ma vieille branche de campagne, mon seul arbre de noël, mon mât de cocagne », avec ce constat du refrain « Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j’aurais jamais dû m’éloigner de mon arbre… Auprès de mon arbre je vivais heureux, j’aurais jamais dû le quitter des yeux ». La même année, dans « Le testament », le premier vers « je serai triste comme un saule » reçoit en écho en fin de strophe « est-il encore debout le chêne ou le sapin de mon cercueil ? ».

En 1957, c’est ce bois qui, dans « Grand-père » prend la forme lugubre du coupe-gorge : « la mort lui fit, au coin d’un bois, le coup du père François » et du trépas « on acquit les quatre planches d’un mort qui rêvait d’offrir quelques douceurs à une âme sœur », tandis que « Dans celui qui a mal tourné », il représente carrément l’arme fatale avec ce « j’estourbis en un tournemain, en un coup de bûche excessif, un noctambule en or massif ».

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Les chansons du film « Porte des Lilas »

En 1957, il joue dans le film « Porte des lilas » de René Clair aux côtés de Pierre Brasseur, Henri Vidal et Annie Carrel, un film intimiste, tendre, émouvant, drôle parfois. Pour la bande originale, il compose trois chansons : deux d’entre elles font directement référence à l’arbre par leur titre : « L’amandier », et « Au bois de mon cœur ». Le premier est cet amandier qui est « le plus beau du quartier », mais qui termine sa carrière terrassé par les intempéries qui « ont changé mon arbre en poudre ». Quant au deuxième, ce bois ressemble étrangement à un Eden, c’est un peu le rendez-vous des amis, des modestes « y’a des copains au, au bois de mon cœur », dit-il sur chaque refrain. Dans la troisième chanson, un nouvel hommage au végétal est rendu, disséminé, comme caché par honte, cette fois-ci à l’intérieur du texte, où l’arbre est devenu la lie dans « le vin » où « mes parents ont dû me trouver au pied d’une souche ».

1958-1976

En 1958, un résineux sent la mort par le truchement de la boîte à dominos dans « Le vieux Léon » quand, durant l’enterrement, « les copains suivaient le sapin le cœur serré ». Il est le refuge dans « A l’ombre du cœur de ma mie » où le texte se termine par « et c’est depuis ce temps, ma sœur, que je suis devenu chasseur, que mon arbalète à la main je cours les bois et les chemins ».

La mort, encore et toujours, à plusieurs reprises dans la chanson « Bonhomme », écrite d’ailleurs dès 1956 mais enregistrée en 1958. Dans celle-ci « la pauvre vieille de somme va ramasser du bois mort (…) à travers la forêt blême (…) la vieille qui moissonne le bois mort de ses doigts gourds ». « Les funérailles d’antan » de 1960 complètent ce tableau morbide puisque l’arbre accompagne encore madame La Mort « Quand, sur un arbre en bois dur, ils se sont aplatis, on s’aperçut que le mort avait fait des petits ».

1960 toujours : il change de fonction et titille l’amour dans « Pénélope » avec l’amourette « qui met la marguerite au jardin potager, la pomme défendue aux branches du verger », tout comme dans « le père noël et la petite fille : « tous les camées tous les émaux, il les fit pendre à tes rameaux ». Amour trahi en 1961 avec ce constat dans « La traîtresse » : « mais tout est consommé : hier soir, au coin d’un bois, j’ai surpris ma maîtresse avec son mari, pouah ! ».

L’auteur revient l’année suivante sur le thème de la mort, plus précisément celui de l’héritage, dans « La ballade des cimetières », où l’on attend impatiemment la mort de la grand-tante car « l’un veut son or, l’autre ses meubles, qui ses bijoux, qui ses bibelots, qui ses forêts, qui ses immeubles ». En 1966, retour de l’amour blessé dans « les amours d’antan » où « au printemps Cupidon fait flèche de tout bois ».

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Une nouvelle fonction entre en scène, toujours en 1966 car, même si l’arbre est encore un compagnon de la mort dans cette « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète », il fera office de pare-soleil sur la tombe de l’auteur « Sur mon petit lopin, plantez, je vous en prie, une espèce de pin, pin parasol, de préférence, qui saura prémunir contre l’insolation les bons amis venus faire sur ma concession d’affectueuses révérences ».

L’arbre reprend son aspect naturel ainsi que sa majesté dans « Le grand chêne » de 1966, entièrement dédié à la puissante plante, même s’il lui arrive de nombreuses péripéties assez sinistres avant de périr dans la cheminée, notamment celle de foutre le camp devant les humains « A grand-peine, il sortit ses grands pieds de son trou et partit sans se retourner ni peu ni prou. Mais moi qui l’ai connu, je sais bien qu’il souffrit de quitter l’ingrate patrie ». Chaque phrase du texte conte la vie du chêne, remarquable hommage. Cette année-là, plus discrètement, l’arbre porte le nom de ce que l’on peut deviner comme une auberge dans « Le moyenâgeux », « au trou de la pomme de pin ».

Dans « Bécassine » en 1969, il représente le bien pour ne pas dire la fortune, puisqu’une sorte de vagabond, « une espèce d’étranger n’ayant pas l’ombre d’un verger » joue le troubadour sous les fenêtres de Bécassine. Ses branches peuvent être allégoriques dans « La religieuse » où « aux branches de la croix comme au porte-manteau, chez les enfants de chœur le malin s’insinue ».

Il peut être synonyme de tricherie si mal employé par les humains. Dans l’implacable « Ballade des gens qui sont nés quelque part » en 1972, il est la fausseté et l’arrogance : « petit à petit les voilà qui se montent le cou jusqu’à penser que le crottin fait par leurs chevaux, même en bois, rend jaloux tout le monde, les imbéciles heureux qui sont nés quelque part » ,cette fausseté relayée la même année dans « A l’ombre des maris », car « pour combler les vœux, calmer la fièvre ardente du pauvre solitaire et qui n’est pas de bois, nulle n’est comparable à l’épouse inconstante », ou bien dans cette « Histoire de faussaire » où l’on découvre dans une demeure « la bibliothèque en faux bois, faux bouquins achetés au poids ».

Encore la représentation de la religion dans « Tempête dans un bénitier » de 1976. En effet, « ces corbeaux qui scient, rognent, tranchent la saine et bonne vieille branche de la croix où ils sont perchés ». Il est à nouveau une protection et un apaisement dans « Le modeste » : « suivi de son pin parasol, s’il fuit sans même toucher le sol, le moindre effort comme la peste, c’est qu’au chantier ses bras d’Hercule rendraient les autres ridicules ».

La forêt est souvent synonyme d’amour, plus ou moins loupé, plus ou moins sincère. Ainsi dans « Cupidon s’en fout » en 1976, « quand vous irez au bois conter fleurette, jeunes galants, le ciel soit avec vous, je n’eus pas cette chance et le regrette, il est des jours où Cupidon s’en fout ». La mort, encore. 1976, « La messe au pendu », « quand la foule qui se déchaîne, pendit un homme au bout d’un chêne ».

Même année, thème presque similaire avec cette vilaine vieillesse dans « Lèche-cocu » : « si l’homme était un peu bigot, lui qui sentait fort le fagot, criblait le ciel de patenôtres, communiait à grand fracas, retirant même en certains cas le pain bénit de la bouche d’un autre ».

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Textes inédits ou interprétés par d’autres chanteurs

Un texte resté inédit, « Le fidèle absolu », laisse la part belle aux arbres : « Le seul arbre qu’il connaissait, sous sa fenêtre florissait, c’était le rustique absolu, l’homme d’un seul jardin, pas plus. (…) Bonhomme sais-tu pas qu’il existe là-bas des forêts luxuriantes, des forêts de Bondy, des forêts de Gastine et de Brocéliande. Je n’ai vu qu’un seul arbre, un seul, mais je l’ai vu, et je connais par cœur sa ramure touffue, et ce tout petit bout de branche me suffit : pour connaître une feuille, il faut toute une vie. Si l’envie vous prenait de vous pendre haut et court, soyez gentil, ne vous pendez pas à mon arbre ».

Dans « Une petite Eve en trop », ce texte de Brassens que Marcel Amont chantera en 1975 renferme cette phrase « quand les fruits du pommier ne sont plus de saison, heureux qui croque encore la pomme à la maison ».

De nombreuses pages de brouillon écrites par Brassens furent récemment retrouvées : des projets de chansons, des phrases en l’air, des projets de vers, des idées en vrac. Comme ces quelques lignes, entre prose, poésie et idée couchée sur le papier « Les hommes se plaignent quand on abat un arbre/quand on coupe un arbre les hommes rouspètent. Mais ils aiment avoir des tables en bois, qu’on abatte les têtes mais ils aiment le jambon ». Un autre brouillon de texte (qui finira par donner « Mourir pour des idées ») fait état en 1971 de ce « cul de poids qu’on n’aimerait pas rencontrer au coin d’un bois ». Un autre texte inachevé et sans date (mais laissant également préfigurer des vers et thèmes qui seront développés dans « Mourir pour des idées ») se cherche une piste au milieu de cette phrase lancée, sans début ni fin « que nous et les arbres et les brins d’herbe ».

Autre projet de texte. Au milieu d’adultères, de morts fêtés, les arbres ont leur place « les arbres que je peins je ne les connais pas, je n’ai jamais connu les filles que je chante, les arbres que je peins n’ont jamais existé, je les ai inventés pour remplacer les arbres que les temps (les vents, les hommes et les automobiles) ont déplanté (…). Les arbres que je peins je ne les connais pas, je les ai inventés pour mon plaisir ». Terminons ces brouillons par ce texte écrit un 16 juillet, et qui se termine par « que la campagne serait belle le dimanche s’il n’y avait pas de pendus aux branches ».

Quant à d’autres textes de jeunesse repris en 2011 sous forme de CD par Bertrand Belin, François Morel et Olivier Daviaud, nous y suivons cette petite fille qui « eut les bois pour école, pour professeur le ciel bleu » dans « A l’auberge du bon dieu », tandis que dans « pensez à moi », « lorsque les bois revêtiront leur robe printanière, que les fleurs renaîtront, pensez à moi ».

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1982-1985 : Les textes interprétés après sa mort par Jean Bertola

Dans ses textes repris par Jean Bertola entre 1982 et 1985 (Brassens meurt en 1981, n’enregistrant jamais en studio ces dernières chansons, certaines n’étant d’ailleurs pas nouvelles puisqu’il les avait tentées longtemps avant), l’arbre est toujours présent, toujours en saupoudrage. Ainsi, dans « Ceux qui ne pensent pas comme nous », Brassens reprend une idée de Voltaire pour en faire sienne « vous professez, Monsieur, des sottises énormes, mais jusques à la mort, je me battrai pour qu’on vous les laissât tenir. Attendez-moi sous l’orme ! ». La dernière allusion sera dans « Le progrès ». La boucle est d’ailleurs bouclée, le Grand Arbre ne sera plus, puisque « ils ont abattus, les vandales, et sans remords, et sans remords, l’arbre couvert en capitales, de noms d’amants. C’est un scandale ! Les amours mortes n’ont plus de monuments aux morts, monuments aux morts ». Ainsi périt pour la dernière fois l’arbre cher à Brassens.

(Warren Bismuth)

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