LES DIGGERS DE SAN FRANCISCO, 1966-1968

LES DIGGERS DE SAN FRANCISCO, 1966-1968

Introduction:

Parler d’un vaste mouvement contre-culturel, même s’il n’a pas duré dans le temps, fait inévitablement dévier vers d’autres sujets, surtout si l’on écrit un portrait de chacun des membres fondateurs ou les plus actifs. Aussi, afin de ne pas trop éparpiller les propos mais aussi pour rendre hommage à la volonté de ce courant, nous nous contenterons ici de parler des Diggers en tant qu’entité, sans citer aucun des piliers ou moteurs, puisque les Diggers se voulaient avant tout un collectif anonyme où tout le monde pouvait être acteur ou spectateur, et où le culte de la personnalité devait être détruit. Il est, nous croyons, impératif de respecter cet anonymat voulu pour montrer ce mouvement comme essentiellement collectif et sans hiérarchie, plutôt qu’issu de l’idée de quelques têtes pensantes, qui se sont peut-être en fin de compte trouvées à un endroit précis à une heure précise. De plus, les divers activistes prenant parfois le nom (ou les vêtements) d’un autre pour brouiller les pistes des autorités, il serait parfois difficile et fastidieux de suivre les traces individuellement. Nous nous contenterons également d’une chronologie générale pointant le doigt sur les événements et les revendications les plus représentatifs des Diggers, sans étouffer le lecteur de dates et d’anecdotes au jour le jour. De fait, le sujet pourra paraître simplement « survolé » voire trop général pour une partie de nos lecteurs, mais le but est ici de faire connaître, pas de détailler, le mouvement des Diggers de San Francisco. Le lecteur intéressé pourra continuer l’exploration de cette riche contre-culture en visitant sur la toile certains sites très complets sur cette mouvance.

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Le contexte historique:

Dans les années 1950 aux Etats-Unis, la ségrégation raciale est de plus en plus intolérable pour les noirs. Diverses actions collectives et individuelles ont lieu pour faire réagir le peuple sur les réalités de ce racisme. L’un des faits divers les plus représentatifs et médiatisés est la réaction de Rosa Parks le 1er décembre 1955, travailleuse noire qui refuse de céder sa place à un blanc dans un bus de l’Alabama au retour de sa journée de labeur et déclenche ainsi involontairement un fort mouvement de contestation dans tout le pays, dont l’une des figures de proue sera Martin Luther King. Le Free Speech Movement est né en octobre 1964 et la tension atteint son apogée par l’assassinat de Malcolm X le 21 févier 1965 à New York.

Depuis plusieurs années, des groupuscules contestataires, notamment émanant des milieux artistiques (dont la beat generation) ont vu le jour aux USA, et en particulier à San Francisco. Fondée à la fin du XVIIIème siècle, cette ville a accouché de mouvements subversifs et contre-culturels dès la fin du XIXème, la transformant en une véritable poudrière et un lieu avant-gardiste des futures luttes dissidentes. Un îlot se détache : Haight Ashbury, quartier populaire, prolétaire et cosmopolite près de Berkeley (quartier universitaire), les loyers y sont bas, l’expérience communautaire ancienne, et le secteur en partie abandonné. De plus il est situé près du quartier pauvre et noir de Fillmore. Haight Ashbury ressuscite avec l’arrivée de jeunes hippies provenant des classes moyennes et dont la vente de marijuana et de petits contrats de travail assurent quelques revenus suffisants pour investir dans l’immobilier à des prix dérisoires. Haight Ashbury compte environ 1 000 habitants en 1966 (ils seront quelque 75 000 deux ans plus tard !).

L’étincelle s’allume le 27 septembre 1966, lorsqu’un noir de seize ans est assassiné par les flics dans le quartier de Hunter’s Point. Les autorités ont peur que le mécontentement n’embrase Fillmore et décrètent un couvre-feu dans certains quartiers de la ville, qu’une poignée de contestataires détournent par des tracts demandant aux habitants de continuer à vivre leur vie comme si de rien n’était, de ne pas prendre en compte les directives en vigueur. Ces tracts sont signés par de mystérieux « Diggers ». Parallèlement se produit en divers lieux de la ville depuis 1964 une troupe de théâtre, la Mime Troupe, sorte de théâtre guérilla (terme qui sera repris par les Diggers) au discours subversif qui compte jusqu’à soixante quinze membres, une troupe pionnière dans le spectacle de rue. Leur première véritable tournée est organisée en 1966.

Deux autres points semblent primordiaux dans ce que sera le futur mouvement Diggers : l’engagement des Etats-Unis en 1965 au Nord Vietnam dans une guerre qui réussit surtout à rassembler les mouvements pacifistes, et le fait que Ronald Reagan soit le rigide gouverneur de Californie.

Autre élément, non le moindre (qui aura une répercussion sur les révoltes des 60’s) : le babyboom. La fin de la seconde guerre mondiale a vu une explosion des naissances, et tout ce beau monde sort de l’adolescence dans ce milieu des années 60, avec conjointement l’arrivée massive de la musique électrique.

Définition et origines du mot « Diggers », premières actions:

Traduisible par «Ceux qui retournent la terre», ce terme est issu de l’histoire britannique, d’une commune du XVIIe siècle. Des paysans avaient cultivé un domaine communal qu’ils s’étaient appropriés. Les troupes de Cromwell avaient anéanti ce petit groupe de hardis réformateurs agraires qui envisageaient de «rayer à tout jamais de la Création la propriété privée, source de toutes les guerres, de toutes les effusions de sang, du crime et des lois esclavagistes scélérates qui écrasent le peuple sous le talon de fer de la misère». Il peut être traduit aussi par « pigé ? » si l’on se réfère au terme argotique to dig.

Les Diggers sont un mouvement pacifiste, antiautoritaire, antipatriarcal, anarchiste communautaire et artistique. Ce sont de jeunes activistes de 20/25 ans en moyenne, d’environ deux cents membres actifs, même s’il est difficile de les dénombrer puisque le mot d’ordre est l’anonymat et que, de fait, n’importe qui peut devenir un Digger s’il le souhaite. Leurs actions tournent autour de la réappropriation de la rue par la libération de l’espace, des biens et des services, et la conscientisation sociale. Leur but ainsi défini « Si la société est A , devons-nous être anti-A ou sommes nous capables de sauter jusqu’à B ou en dehors de l’alphabet tous ensemble ? ».

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Si ce collectif est issu des balbutiements du mouvement hippie et en emprunte le visuel des vêtements, il trouve les hippies trop axés sur l’ésotérisme et la passivité et tente donc de les réveiller, de les mener vers une prise de conscience radicale. Durant leur courte période, les Diggers oscilleront entre base hippie et reniement, voulant le politiser par l’action directe. Ils mettent en actes l’utopie des hippies, le rêve hippie. La citation du philosophe américain Herbert Marcuse résume assez bien la tendance : « Il me semble que le mouvement hippie, comme tout mouvement anticonformiste de gauche, est divisé. Il y a deux tendances. Pour une grande part, il s’agit de mascarade et clownerie, et par conséquent c’est un mouvement totalement inapte, bien que très charmant et sympathique. Mais ce n’est pas toute l’histoire. Il y a chez les hippies et notamment dans certaines branches des hippies comme les Diggers ou les Provos, un élément politique inhérent – et peut-être plus aux Etats-Unis qu’en Europe. C’est l’apparition de nouveaux besoins instinctifs et de nouvelles valeurs. Il existe une nouvelle sensibilité contre l’efficiente et maladive sagesse. Il existe un refus de jouer selon les règles d’un jeu rigide, un jeu dont tout le monde sait qu’il est rigide depuis le début, et une révolte contre la propreté compulsive et la moralité puritaine et de l’agression engendrée par cette morale puritaine comme nous le voyons aujourd’hui au Vietnam, entre autres. Au moins, cette part des hippies, pour laquelle les révolutions sexuelles, morales et politiques sont unies, est vraiment une forme de vie non agressive ». Toutefois, dès février 1967, les Diggers prendront leurs distances avec les hippies, ne se reconnaissant plus dans leurs revendications et leur mode de vie. Nous y reviendrons.

Leur philosophie se place aussi dans un contexte de compassion pour les tribus indiennes opprimées, ce qui déclenchera cet amour de la terre, cette volonté de retour de l’harmonie entre l’humain et la nature.

Les Diggers naissent « officiellement » deux jours après la mort du jeune noir Mattew Johnson le 27 septembre 1966, soupçonné de vol et exécuté par la police dans un quartier de San Francisco. Craignant des débordements, notamment dans les quartiers populaires, noirs et/ou cosmopolites de la ville, le maire décrète un couvre feu que s’empressent de dénoncer une poignée d’activistes, en partie par le collage d’affiches signées par ce groupuscule inconnu : Les Diggers.

A la même période apparaissent les premières distribution gratuites de nourriture, le premier numéro des Digger papers (ancêtre des fanzines, journal qui, selon ses membres, ne voulait pas donner de nouvelles du « monde réel »), le premier magasin gratuit (le « Free Store ») et, bien sûr, le théâtre de rue, inspiré de la Mime Troupe, ancêtre des Diggers (troupe qui vient de se disloquer en partie, l’un des dirigeants étant soupçonné de marxisme, les plus radicaux des protagonistes partent rejoindre les Diggers pour persévérer dans le théâtre guérilla et s’exprimer dans la rue. Cependant, le Mime Troupe aidera régulièrement les Diggers dans leurs happenings).

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Ce théâtre commence à se produire lors des distributions de nourriture gratuite (après récupération chez les producteurs, vendeurs, ou par vols) avec une mise en scène, chaque convive venant avec sa gamelle (deux cents repas distribués quotidiennement) derrière un cadre jaune/oranger symbolisant un tableau artistique de 2 mètres sur 2 : le Free Frame Of Reference (de plus petits cadres seront distribués aux hôtes pour qu’ils se les mettent autour du cou et symboliseront à leur tour la vie qui se déroule dans le cadre), où par la vision que l’on a du spectacle se jouant derrière le cadre, tout est prétexte à une mise en scène, ce théâtre décrivant avant tout une société « free », gratuite, libre. Ce mot « free » est la charnière du mouvement, puisqu’il peut être traduit à la fois par liberté et gratuité, deux valeurs que défendront les Diggers tout au long de leur courte existence, ils refuseront par exemple tout don en espèces pour la nourriture. Quant à leur théâtre de rue, il apparaît pour la première fois le 31 octobre 1966 lors d’un happening intitulé « Full moon public celebration of Halloween », et ils le considèrent comme un « théâtre guérilla », défini ainsi : « il se propose d’inciter son public à libérer des territoires de vie pour engendrer des acteurs de la vie. Son objectif est de libérer les territoires occupés par les gardiens du consumérisme, afin d’abattre les murailles et de créer des espaces ouverts ». Ce 31 octobre s’ouvre également le premier « Free store » dont le but est de « créer des moments de théâtre où les gens sont obligés de mettre de côté leur « cadres de références habituels » et leur vision culturelle concernant la hiérarchie, la propriété et l’autorité ». Pour les Diggers, tout est théâtre et art social. Le deuxième « Free store » portera le nom de « Trip without a ticket » (voyage sans billet). Ces magasins gratuits ont joué un rôle pour certains appelés de la guerre du Vietnam. Les Diggers leur fournissaient de fausses cartes militaires qui leur permettaient d’échapper au combat.

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Suivront : pain (fait artisanalement) gratuit, clinique gratuite (la Free Medical Clinic, ouverte en juin 1967, une première aux Etats-Unis, et existant toujours, le but étant de proposer une sorte de sécurité sociale, inexistante aux Etats-Unis) fonctionnant 24 heures sur 24, mais aussi salle de cinéma, consultations juridiques, transports, hébergement temporaire (notamment pour les fugueurs mineurs), célébration de la nature (solstices, équinoxes), manifestes, tracts, pamphlets subversifs distribués dans la rue. Les Diggers demandent l’implication du peuple dans leurs activités, en échange de tous les biens gratuits proposés.

Le mouvement s’étend rapidement. Tout d’abord, près de l’œil du cyclone, avec les provos de Berkeley et l’ouverture de magasins gratuits dans le quartier noir de Fillmore. La Morning Star Ranch, communauté agraire, propose gratuitement ses terrains aux Diggers qui peuvent ouvrir des potagers communautaires. A Amsterdam, les Provos s’inspirent des Diggers pour distribuer de la nourriture gratuite. Des collectifs se forment un peu partout, se revendiquant des Diggers. Des concerts, manifestations, sont organisés en soutien aux Diggers qui, évidemment, refusent l’argent proposé. L’un de leurs slogans est le fameux « 1% free » qui signifie que 1 % des gens sont prêts à être réellement libres, et 1 % de ce que les gens font devrait être libre et gratuit.

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Les Diggers et la drogue:

Il est indéniable que la consommation de drogue a joué un grand rôle dans les activités Diggers. Dès 1965 se trouve à Berkeley un chimiste qui fabrique du LSD chez lui et entre rapidement en contact avec les futurs Diggers pour leur distribuer ce psychotrope, désormais pris en abondance dans le quartier de Haight Ashbury. Toutes les manifestations Diggers se concrétisent par l’absorption massive de drogues, par des distributions gratuites en forte quantité de LSD. Mais, pour les Diggers, « ce n’est pas la prise de drogue qui est contestataire, mais ce qu’on fait durant le moment où l’on plane », et cette substance est un élément moteur du mouvement, un stimulant. Elle est vue par la communauté comme un signe de reconnaissance culturelle et participe également au côté « mystique » des Diggers : sa distribution peut être parfois vue comme une cérémonie d’eucharistie. La philosophie occulte et méditative du mouvement prend place avec la consommation effrénée de drogues, principalement LSD et marijuana.

Réappropriations, contre-culture, alliances et slogans:

Les Diggers s’unissent occasionnellement à d’autres mouvements, notamment celui des Hell’s Angels pour un gros festival rock gratuit non autorisé et en plein air le 31 décembre 1966 avec notamment Grateful Dead et Janis Joplin, quelques jours après avoir organisé la parade « mort de l’argent » dans laquelle ont pris part des Hell’s Angels. Cette cérémonie se déroule dans les rues d’Haight Ashbury, on y voit des personnages à grosses têtes d’animaux déambuler en portant un cercueil plein de pièces de monnaie. Ces pièces sont lancées dans la rue pour symboliser la mort de l’argent, avec ce slogan « sors de ma vie, bébé » chanté sur l’air de la marche funèbre. Etonnamment, les Hell’s respectent les Diggers, et la réciprocité est vraie : pour les Diggers, les Hell’s sont authentiques et aiment se confronter au système, même si certains véhiculent des idées nauséabondes.

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Parallèlement, deux semaines plus tard, les Diggers se fâchent avec les hippies.
Lors d’un rassemblement pluri-culturel, le « human be-in » organisé par quelques opportunistes du Haight Independant Prospectors (HIP) surfant sur la nouvelle notoriété des Diggers, ces derniers dénoncent la mascarade à laquelle ils ont pourtant participé mais qui a plus ressemblé à un coup de publicité médiatique pour une poignée de ces HIP pensant plus à la caméra et à la reconnaissance qu’à l’action. Pour les Diggers, les hippies sont les fils des médias qui acceptent de figurer dans les journaux locaux comme des laquais du pouvoir, posant imbécilement sans rien remettre en question. Ils dénoncent également la présence d’une scène séparant le public des groupes, hiérarchisant le festival, le groupe jouant de fait le rôle de stars que les Diggers conchient.

Le 24 février c’est l’organisation de l’« Invisible Circus » avec l’aide matérielle de l’Eglise méthodiste qui propose son « local », organisation mise en place par les Diggers et l’ALF (Artist Liberation Front !). Ce cirque invisible est fait de concerts, conférences, performances, etc., autour d’un sujet central : le sexe sous toutes ses formes, la liberté sexuelle, l’orgie en tant que cérémonie naturaliste. L’ensemble est prévu pour une durée de soixante douze heures, il est expulsé par les forces de l’ordre après huit heures. Il n’y aura aucune retombée de l’événement puisque le résultat est considéré comme trop extrême, trop en dehors de la « normalité », trop blasphématoire. Cependant, il a permis la fondation de la Communication Company (Com/Co), des indépendants qui ont amené une ronéotype sur les lieux du festival et créent leur imprimerie dans la foulée. Cette compagnie va être le relais papier entre les Diggers et le « public », puisque désormais les Diggers pourront compter sur cette imprimerie pour faire paraître leurs écrits : journaux, pamphlets, manifestes, livres, tracts, poèmes, etc., le tout gratuitement.

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Les happenings des Diggers regroupent jusqu’à 5 à 10 000 personnes, les tracts étant distribués le matin même des manifestations ! Les Diggers forment des alliances avec d’autres groupes subversifs afin d’étendre la rébellion dans la ville, de développer l’activisme, tout en échappant à la compétitivité.

Les slogans les plus représentatifs du mouvement, souvent ronéotypés, sont :

La vie est une pièce de théâtre
Refusons de consommer et soyons des échecs
Le vol n’existe pas puisque tout est gratuit
Fais ce que tu veux, tout est gratuit
On vous vend votre style
Aujourd’hui est le premier jour du reste de ta vie.

Les Diggers vont jusqu’à imprimer de faux dollars sur lesquels on peut lire « The free men of the whole world – Digger dollar » et « love one to one » qu’ils distribuent à la foule. Sur une corbeille, on peut lire « argent gratuit ». Le mot « now ! » est également indissociable du mouvement, il signifie qu’il faut oublier le passé, ne pas tirer de plan sur la comète pour l’avenir et vivre simplement le moment présent.

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Premiers démêlés:

Mais déjà le mouvement connaît des difficultés. Les descentes de flics sont nombreuses ainsi que celles des services sanitaires entraînant les fermetures des boutiques et lieux d’activités suite à la notoriété publique du festival récent organisé par le HIP, qui a engendré un fort intérêt médiatique avec l’afflux de touristes, de curieux dans le quartier de Haight Ashbury, et de fait augmenter les contrôles et diminuer l’espace de liberté. Les Diggers poursuivent même les flics pour « harcèlement » et, sur ce thème, organisent des manifestations.

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Ils prennent part à des conférences religieuses, notamment en mars 1967 pour dénoncer la prochaine invasion estivale des hippies qui devraient submerger Haight Ashbury. Le maire et le chef des flics de San Francisco entament un bras de fer contre la communauté hippie, qui se répercute sur les actions des Diggers. Haight Ashbury est quadrillé par des patrouilles. Le directeur de la santé prétexte une arrivée de peste bubonique et de méningite pour exposer sa volonté d’assainir la ville et déclarer une guerre cachée aux hippies, une « croisade de la santé pour nettoyer les hippies ». Comme ceci est joliment dit.

Parallèlement, régulièrement, des hippies, des Diggers sont arrêtés pour détention de drogue. Dans cette ambiance tendue, des manifestations spontanées éclatent, notamment ce 26 mars 1967 où des hippies jouent au foot avec une bouteille en plastique dans les rues du quartier puis finissent par bloquer les accès routiers en dénonçant la présence des voitures dans Haight Ashbury qu’ils souhaitent voir libre et débarrassé des autos. Tout est prétexte à des revendications politiques, sociales. Les Diggers sont de plus en plus consultés, interrogés sur leur mode d’action, ils sont sollicités pour co-organiser des manifestations. Ils refusent en bloc si elles ne sont pas libres et gratuites, comme ils le feront en juin 1967 pour un grand concert rock avec, entre autres, à l’affiche Ravi Shankar et Jimi Hendrix pour environ 70 000 participants. Puis c’est à un meeting de la Nouvelle Gauche que les Diggers vont se rendre de façon théâtrale en revendiquant l’action directe sous les yeux médusés des conférenciers avant de quitter la salle, quelques membres s’étant de plus mis nus.

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Autre action symbolique : ils plantent des légumes autour des arbres mêmes de San Francisco afin de proposer un potager gratuit et ouvert à tous.

Le 4 juillet 1967 les Diggers deviennent le Free City Collective (FCC) puis le Free Families en 1968.
En août 1967 les Diggers devenus FCC se retrouvent heureux propriétaires (par autoritarisme, dit-on) de la ronéotype de la Com/co et continuent à distribuer gratuitement leur propagande, notamment leur périodique « Free City Newsletter », que l’on peut se procurer aux côtés des grand journaux locaux et nationaux, ces mêmes journaux qui profitent de l’ascension des hippies pour déclarer par exemple que les hippies d’Haight Ashbury ne sont que des hippies du dimanche qui se déguisent.

Le 6 octobre est un grand tournant dans l’histoire des Diggers/FCC, date retenue puisqu’elle représente le premier anniversaire de la loi interdisant l’usage de LSD. Est organisée une grande fête célébrant la mort de Hippie, terme humanisé dans cette grande parade, représentant un être avide de reconnaissance au sein des médias car créé par eux, opportuniste, carriériste, vendeur de l’imagerie hippie, etc. On se souvient de la fête organisée par le HIP en janvier 1967 qui a valu tant de retombées néfastes aux jeunes Diggers. Ce qui s’était déroulé durant ce week-end est ici théâtralement condamné, notamment par ces banderoles « mort du hippie, naissance de l’homme libre », ou par ce cercueil symbolisant le mouvement hippie, qui sera immolé en fin de cérémonie.

Les Diggers sont furieux que des opportunistes tentent déjà de récupérer leurs actions, et qui en profitent entre autres pour faire venir des touristes et leur faire visiter Haight Ashbury moyennant finances. Des tracts sur cette mort programmée sont distribués, en voici quelques extraits :

“LES MEDIAS ONT CREE LE HIPPIE AVEC VOTRE CONSENTEMENT AVIDE.(…) NBC dit que tu existes , ergo je suis.(…)

…L’HOMME LIBRE vomit son image et rit dans les nuages parce qu’il est le grand évadé, l’animal qui hante les jungles de l’image et ne voit aucune ombre,….

MORT DE HIPPY FIN/FINI HIPPYEE PARTI ADIEU HEHPPEEEE MORT MORT HHIPPEE (…)

TU ES LIBRE. NOUS SOMMES LIBRES . NE SOIS PAS RE-CREE. CROIS SEULEMENT EN TON PROPRE ESPRIT INCARNE. Crée, Sois…. Ne sois pas créé. C’est ton pays, ta ville. Personne ne peut te les donner. H/Ashbury nous a été offert par les Media-Police et les touristes viennent au Zoo pour voir les animaux captifs et nous rugissons férocement derrière les barreaux que nous avons acceptés et maintenant nous ne sommes plus des hippies et ne l’avons jamais été et la Ville est à nous, pour créer à partir d’elle, pour vivre dedans. C’est notre outil, une part de notre première création à partir de laquelle L’HOMME LIBRE crée son propre monde nouveau (…).

NE VOUS LAISSEZ PAS ACHETER PAR UNE PHOTO, UNE PHRASE…. NE SOYEZ PAS EMPRISONNES PAR DES MOTS. LA VILLE EST A VOUS. VOUS ETES ETES ETES. PRENEZ CE QUI EST A VOUS…. PRENEZ CE QUI EST A VOUS

LES FRONTIERES SONT TOMBEES SAN FRANCISCO EST LIBRE LIBRE MAINTENANT LA VERITE EST LA LA LA

NOUS TENONS CES VERITES POUR EVIDENTES, QUE TOUS LES HOMMES SONT CREES EGAUX, qu’ils ont été dotés par leur Créateur de certains Droits inaliénables, dont la Vie, la Liberté et la Poursuite du Bonheur – Que pour garantir ces droits les Gouvernements ont été institués parmi les Hommes, leurs Pouvoirs découlant uniquement du Consentement des Gouvernés, que chaque fois qu’une Forme de Gouvernement devient destructrice de ces Fins , il est du Droit du Peuple de le changer ou de l’abolir et d’instituer un nouveau Gouvernement, reposant ses Fondations sur de tels Principes et organisant ses Pouvoirs de Façon telle, leur semblant les plus à même de leur apporter Sécurité et Bonheur ».

On voit bien là que, selon les Diggers, les hippies n’en sont pas et sont juste des marionnettes du pouvoir en place. Les Diggers ont concrétisé le rêve hippie et s’insurgent que ces derniers n’aient pas pris part au rêve, en préférant rester dans le système.

Les Diggers continuent de s’ouvrir au reste de la population et organisent des réunions « Free City Convention » en invitant des représentants de l’Eglise, de l’autorité, des flics, des parents d’élèves, etc., mettent en place des manifestations à thèmes comme celle en soutien aux prisonniers de Saint Quentin qui s’apprêtent à se mettre en grève.

Agonie et enterrement:

1968. Les actions des Diggers sont de plus en plus réprimées par les autorités. La nourriture n’est déjà plus distribuée quotidiennement mais a laissé place à des livraisons plus ou moins régulières dans les lieux communautaires. La distribution de repas a duré pendant huit mois, tous les jours à 16 heures, mais fut brusquement interrompue par l’indignation et le découragement des organisateurs se sentant impuissants devant la montée du consumérisme et l’attitude apathique de ceux qui reçoivent.

En mai 1968 se termine la lecture quotidienne de poèmes sur les marches de l’hôtel de ville de San Francisco, l’action a duré un mois (les marches de l’hôtel de ville ont été squattées pendant trois mois, avec pas mal de performances théâtrales quotidiennes, alpaguant les jeunes cadres dynamiques montant les marches de la mairie).

Le 7 mai 1968 a lieu une conférence de presse où les Diggers demandent à la mairie que soient appliquées les revendications suivantes : mise à disposition de logements vides, redistribution du surplus de nourriture, mise à disposition de presses et de camions pour faciliter l’information, mise à disposition de matériel divers pour l’organisation de fêtes de quartiers, ouverture des parcs, etc.

La plupart des Diggers s’opposent à cette médiatisation (pour eux la règle est de prendre sans demander) et le mouvement commence à dangereusement se fissurer puisque l’on voit pointer un semblant de hiérarchie par la prise de décisions individuelles, n’émanant plus du collectif. Ajoutons à cela les arrestations qui sont de plus en plus nombreuses, de plus en plus violentes, il devient difficile de s’exprimer librement pour les Diggers, leurs lieux de rassemblements sont surveillés, leurs magasins gratuits sont forcés de fermer.

Ecoeurés par la publicité faite autour de leurs actions, par la tentative de récupération de certains « activistes » ou médias, les Diggers se sabordent après une dernière cérémonie en hommage à la nature le 21 juin 1968 pour la célébration du solstice d’été et un dernier numéro du Digger Papers en août, compilation de tracts distribués pendant près de deux ans dans les rues d’Haight Ashbury.

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Certains Diggers reprocheront le caractère égocentrique voire affabulateur d’une partie de leurs membres fondateurs, état d’esprit aux antipodes des revendications premières du mouvement. Une anecdote résume d’ailleurs fort bien cette volonté d’avancer ensemble et anonymement. Deux reporters officiels surgissent à peu près simultanément au Free Store d’Haight Ashbury pour interviewer le « leader » des Diggers, indépendamment l’un de l’autre, sans savoir qu’ils vont ensemble faire un reportage similaire. Les Diggers les prennent chacun à part et leur expliquent isolément que c’est l’autre reporter qui est le chef des Diggers. Puis ils les présentent l’un à l’autre, chaque reporter croyant que c’est l’autre qui est le fameux chef et commençant à s’interviewer mutuellement.

En 1968 est tourné le documentaire Digger « nowsreal » quarante minutes durant lesquelles dans lequel on voit les Diggers au quotidien, pendant les manifestations, les distributions de nourriture, les actions de rue, les performances artistiques. On les voit aussi s’entraîner au tir en pleine campagne, l’autodéfense étant devenue une nécessité contre la violence du système. On remarque aussi étrangement quelques croix gammées dans des locaux, n’oublions pas que les Diggers sont aussi des provocateurs et qu’il faut faire réagir le citoyen lambda.

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Reconversions:

Les plus actifs des Diggers vont s’établir à la campagne où ils vont monter ou rejoindre des communautés afin de s’impliquer dans des mouvements écologiques, vivant à l’époque leurs premiers balbutiements. On évalue à 1200 le nombre de communautés aux Etats-Unis en 1970, c’est le début d’un immense mouvement international qui perdure aujourd’hui. Une partie des Diggers seront emportés par des overdoses, d’autres s’évaporeront dans la nature, mais la plupart resteront en accord avec leur idéal Digger, fabriquant leurs propres lieux de vie, produisant leur nourriture et participant à des actions écologiques, radicales et contre-culturelles, tout en refusant le système et vivant avec peu.

Héritage:

Plusieurs mouvements ont pris exemple sur ce que fut cette conscience Digger. Le plus proche de cette philosophie semble cependant le courant anarcho-punk « fondé » par Crass en 1977, un mouvement à la fois musical, théâtral, politique, social, écologique, communautaire. La réappropriation des quartiers passe là par l’ouverture de squats d’activités où l’on trouve pêle-mêle et souvent à prix libre des concerts, des soirées restaurants hebdomadaires, des friperies, des débats, des projections de films ou documentaires, des actions extérieures (manifestations, rassemblements, etc.), des actions éclair, et d’une manière générale le mode de pensée proposé par les Diggers de San Francisco à partir de 1966.

Certains mouvements artistiques radicaux reprennent aussi les thèses des Diggers, comme des collectifs écologistes ou biorégionalistes, des activistes ruraux, évidemment Food Not Bombs doit beaucoup aux Diggers, de même que tous les mouvements contre-culturels prônant le Do It Yourself (D.I.Y.) et l’autonomie. Le théâtre de rue est un enfant des Diggers, comme certains mouvements artistiques radicaux et autogérés.

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Conclusion partielle:

Ces deux années d’activisme sans concession, de rébellion improvisée, de résistance au système dirigeant eurent un écho bien plus long et allant bien au-delà du précepte de base. Le mouvement Digger fut incontestablement un pionnier ainsi qu’un déclencheur hors normes de révoltes à venir. Retenons ce fait: les Diggers n’ont jamais été infiltrés car n’ont jamais été structurés, sont toujours restés anonymes, et préférèrent s’autodétruire dès l’arrivée d’un certain entrisme. Leur but fut de montrer le chemin, d’être une étincelle, défricher, et aucunement de diriger un quelconque mouvement, tout leardership leur étant insupportable. Ce mouvement qui s’est « suicidé » lorsque des opportunistes ont cherché à en faire un cirque de la rébellion par la consommation, lorsque les médias se sont intéressés de trop près à leurs activités, lorsque des carriéristes ont tenté de hiérarchiser le collectif, lorsque leurs rêves propres ont failli être volés.

Terminons par cette phrase d’un Digger, qui symbolise bien leur philosophie, celle d’avancer simplement, pas à pas : « il faut changer le monde en montrant comment il devrait être, on s’en fout de ce qui se passe réellement, on n’a pas utilisé la vérité mais le mythe, les gens ont fait des petites choses qui ont changé le monde ».

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Warren Bismuth

Sources :

http://www.diggers.org/top_entry.htm
celui en français :
http://www.freakencesixties.yi.org/Diggers/lesdiggersdesf.html
Le livre + DVD :
Alice Gaillard: « Les Diggers – révolution et contre-culture à San Francisco (1966-1968) » Edition « L’Echappée », 2009